CENSURE (art)
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L'avènement progressif de la démocratie n'a pas fait disparaître la censure. Il l'a sans doute même rendue plus visible, car plus inadmissible dans des sociétés garantissant à leurs citoyens liberté d'opinion et liberté d'expression. Au sens juridique hérité du Moyen Âge, la censure désigne l'institution chargée de délivrer une autorisation préalable pour toute publication d'un écrit ou représentation d'un spectacle. Sa suppression au cours du xixe siècle (en France, en 1830 pour l'imprimé et en 1906 pour le théâtre) accompagne l'autonomisation progressive de la création artistique face aux pouvoirs religieux et politique. La censure prend alors de nouvelles voies, non institutionnelles, et revêt de multiples aspects, au point que son sens devient métaphorique, désignant toutes les formes d'interdits ou de restriction de l'expression, quels que soient leur organisation juridique et leur effet pratique. La censure avance désormais masquée : le protectionnisme économique, la tutelle académique, l'instrumentalisation politique, les condamnations juridiques peuvent être ses outils, sans oublier la voix des médias ou l'autocensure des artistes.
À l'époque contemporaine, les arts plastiques entretiennent un rapport spécifique et ambigu avec la censure. Considérées comme moins faciles à déchiffrer et à diffuser, donc moins dangereuses socialement, les œuvres d'art sont moins exposées à la censure que la littérature et le cinéma. Aussi les plasticiens peuvent-ils sembler plus libres que d'autres créateurs. Mais parce que l'espace de liberté dont ils jouissent est considérable, les pouvoirs politique, religieux et financier cherchent d'autant plus à les contrôler. Les scandales qui émaillent l'histoire de l'art moderne et contemporain sont autant de manières de poser la question : l'artiste est-il libre de tout représenter ?
La naissance d'un art indépendant
La censure accompagne l'histoire de l'art moderne. En 1863, date symboliquement retenue pour marquer le changement d'époque, le jury du Salon de peinture et de sculpture exerce son rôle annuel de censeur avec une sévérité telle que sur les 5 000 œuvres soumises à son examen, seules 2 000 sont retenues. Or, à l'époque et depuis deux siècles, le Salon est pour un artiste le principal moyen de trouver une clientèle et d'accéder à la notoriété. Censurant les censeurs, l'empereur Napoléon III autorise l'organisation concurrente d'un « Salon des refusés », qui présente des toiles aussi importantes que Le Bain (aujourd'hui appelé Le Déjeuner sur l'herbe, 1865-1866) d'Édouard Manet, peinte la même année. Liée à la liberté d'exposer, la non-intervention des États dans les salons artistiques est acquise à la fin du xixe siècle : en France avec la création de la Société des artistes français (1881) puis la Société des artistes indépendants (1884) ; en Belgique avec le groupe des XX (1883).
La naissance de ces lieux de liberté n'abolit pas pour autant l' emprise des académies, nationales ou locales, sur l'édiction des normes esthétiques et la définition du goût officiel. Le refus d'accrocher aux cimaises les œuvres des impressionnistes (1874-1886) ou de Cézanne (toujours refusé, sauf en 1882) est motivé par une inadéquation entre ces toiles et la conception de l'art en vigueur dans les académies, mais aussi par la peur que ces nouveaux modes d'expression se diffusent. Le détournement des règles esthétiques et des thématiques qu'ils opèrent vaut négation de la norme académique ainsi que, à plus longue portée, contestation des règles sociales et morales.
La question du nu
De même que des œuvres littéraires, des Fleurs du mal de Charles Baudelaire (1857) aux manuscrits de Tolstoï (1913), font l'objet de procès, d'expurgation et de saisie, nombreuses sont les formes que revêt la censure artistique, de la non-sélection au procès en justice, en passant par le dénigrement et le décrochage. L'accusation d'outrage aux bonnes mœurs est parmi les plus fréquentes. Elle touche à plusieurs reprises Gustave Courbet, qui pratique dès l'Enterrement à Ornans (1849-1850) un art réaliste et populaire cherchant à montrer le vrai et non à produire une beauté qu'il juge factice. Le naturalisme devient cru, et la censure se confond avec la pudeur, lorsque le sujet touche à la sexualité : exemple extrême, la description quasi anatomique d'un sexe féminin dans L'Origine du monde peinte par Courbet en 1866 est dissimulée sous un cache par ses propriétaires successifs, du diplomate turco-égyptien Khalil-Bey au psychanalyste Jacques Lacan.
La nudité, omniprésente dans la production artistique du xixe siècle, devient choquante lorsqu'elle est traitée avec réalisme – la pilosité déclenche le scandale. Ainsi leurs « nus » valent au Français Henri Gervex en 1878 et à l'Autrichien Egon Schiele en 1912 d'être confrontés à la censure : la toile du premier, Rolla, représentant un jeune débauché auprès d'une prostituée, est refusée au Salon ; les dessins érotiques du second lui valent d'être emprisonné.
À cette époque de développement du « système marchand-critique » (H. White), la censure la plus préjudiciable vient, pour l'art indépendant, de la presse. Tandis que se multiplient les revues généralistes et spécialisées, la pire sentence est le silence des critiques d'art, qui font et défont les réputations, tandis que parodies et caricatures alimentent les scandales.
La forme devient en soi une question de morale, lorsque les audaces formelles des avant-gardes les amènent à bouleverser les codes de la représentation sculptée et peinte. C'est ce qu'expérimente Auguste Rodin avec son Balzac, refusé en 1898 par la Société des gens de lettres qui n'y voit qu'une ébauche grossière. Il en va de même en Russie avec Natalia Gontcharova, dont les décors peints pour l'opéra de Nicolaï Rimski-Korsakov Le Coq d'or, conjuguant des inspirations religieuse, fauviste et populaire, sont confisqués avant la représentation, qui est ensuite interdite. On peut encore citer Marcel Duchamp lorsqu'il présente au Salon des artistes indépendants de New York en 1917 sa Fontaine signée R. Mutt, un urinoir devenu œuvre d'art : l'objet sera rejeté par ses pairs mais fera une entrée avec fracas dans l'histoire de l'art comme l'un des premiers ready-made.
En s'opposant à l'académisme, l'art indépendant instaure à la fin du xixe siècle une tradition moderne de la rupture et du scandale : tout bruit de censure vaut promesse de consécration d'une nouvelle norme et entrée dans l'histoire de l'art.
Images du pouvoir, pouvoir des images
Progressivement abolie dans ses formes historiques dans la plupart des États libéraux modernes, la censure n'a pour autant pas disparu. Elle réapparaît avec force lors de crises politiques graves : de 1914 à 1919, de 1939 à 1945, puis lors des guerres de décolonisation. Les belligérants décrètent l'état d'urgence et instaurent sur toute forme d'expression jugée antipatriotique un contrôle sévère, afin d'empêcher la démoralisation de la population et d'encourager son soutien à leur entreprise guerrière.
Face au régime de cécité que le pouvoir cherche à imposer, tous les artistes ne courbent pas l'échine. Certains redoublent de radicalité dans leurs programmes et leurs principes. La voix iconoclaste des futuristes italiens appelle, au nom de la modernité, à l'éradication du patrimoine et des musées. Ce qui n'empêchera pas une partie du mouvement de se ranger ensuite du côté du fascisme. Le mouvement dada et les expressionnistes s'emploient, chacun à sa manière, à montrer l'horreur de la guerre. Otto Dix avec La Tranchée (1918) livre un cauchemar de sang, de chairs déchiquetées et de fumée, métonymie d'un monde en lambeaux : le musée de Cologne présente le tableau derrière un épais rideau qu'il faut tenir écarté pour le regarder. La toile déchaîne de fortes polémiques, au point que le musée se dessaisit de l'œuvre, qui sera détruite par les nazis. Cette affaire symbolise les fortes crispations des pouvoirs, totalitaires ou démocratiques, vis-à-vis des nouvelles formes de création.
Censure et propagande vont de pair : les rappels à l'ordre esthétiques accompagnent les rappels à l'ordre politiques, lorsqu'il s'agit d'empêcher l'existence de visions alternatives à celles des idéologies dominantes. Pendant les dictatures, de Mussolini à Hitler, de Franco à Staline, des répressions cruelles et humiliantes s'adossent à l'édiction autoritaire de normes esthétiques contraignantes, dont le réalisme socialiste offre l'exemple le plus abouti. Malevitch et les artistes suprématistes seront mis à l'index au nom de cette doctrine. En Allemagne, Hitler et Goebbels déclarent une « guerre implacable contre les derniers éléments de la subversion culturelle ». Ce combat passe par le séquestre, la vente et la destruction par autodafés des œuvres modernistes, l'interdiction d'enseigner pour des artistes passibles d'emprisonnement ou de mort s'ils sont juifs. Lors de l'exposition de l' art dégénéré (Die Entartete Kunst) à Munich en 1937, exemple rare d'une censure qui s'expose, les œuvres sont accompagnées de leur prix d'achat, une manière de dénoncer le gaspillage des fonds publics par la République de Weimar.
En démocratie, l'idéologie libérale fait également des victimes : la fresque que Diego Rivera réalise pour le Rockefeller Center de New York (1933), et qui comporte un portrait de Lénine, est détruite. Plus tard, lors de la guerre froide, des guerres du Vietnam et du Golfe, la production d'images – photographiques notamment – est d'autant plus contrôlée que les autorités politiques ont conscience de leur pouvoir sur l'opinion.
Tabous et transgressions : polémiques contemporaines
En temps de paix, de nouvelles formes de censure, plus discrètes mais omniprésentes, se développent. Elles sont le fait des institutions artistiques, voire des artistes eux-mêmes et portent autant sur d'éventuels outrages aux bonnes mœurs que sur les formes de la représentation. Dans un monde où déferlent les images véhiculées par le cinéma, la télévision et les outils numériques, la création artistique contemporaine peine à se faire voir et entendre. Néanmoins, les cas de polémiques et de procès retentissants se multiplient dans le monde, au point qu'en 2008 le musée de l'Élysée à Lausanne a présenté une exposition de photographies intitulée Controverses, prenant pour objet des œuvres révélatrices des tabous de nos sociétés contemporaines.
La réprobation de l'opinion et les sanctions juridiques se cristallisent autour de démarches artistiques mettant en cause des valeurs sacrées, comme l'enfance, la dignité humaine, ou plus généralement la culture. Leurs performances sanglantes valent en 1970 aux actionnistes viennois Otto Muehl et Hermann Nitsch une condamnation à la prison ferme pour trouble à l'ordre public et mise en péril des bonnes mœurs. Lors de la rétrospective posthume consacrée en 1971 à Piero Manzoni, sa Merde d'artiste (1961) suscite l'ire d'intellectuels qui dénoncent un « geste de réelle inculture ». Attaquée en justice, la directrice de la Galerie nationale d'art moderne de Rome n'est acquittée qu'après avoir prouvé que l'œuvre n'a rien coûté au contribuable italien.
Institution patrimoniale et espace social, le musée devient lieu de polémiques et de censure. En 1989, la rétrospective des nus érotiques homosexuels de Robert Mapplethorpe à la Corcoran Gallery de Washington est annulée après une violente campagne orchestrée par les milieux religieux conservateurs. Mapplethorpe, mort du sida, est taxé de pornographie et d'incitation à l'homosexualité. Quant au musée, il est accusé d'utiliser l'argent public à des fins de déstabilisation morale. Nombre d'institutions refusent ensuite de présenter des expositions jugées trop provocantes, par peur de perdre leurs subventions et d'entacher leur réputation.
L'initiative de la censure vient de plus en plus du domaine privé et associatif, qui dénonce les désacralisations exposées au musée. Elle touche Alberto Sorbelli et ses performances in situ, Pierre Pinoncelli et ses attaques « dadaïstes » sur les œuvres, mais aussi des commissaires d'expositions. Une plainte déposée en 2000 à Bordeaux par l'association Les Mouettes accuse les organisateurs de l'exposition Présumés innocents de diffuser des images à caractère pornographique et pédophile. Après dix ans de procédures judiciaires, le non-lieu prononcé en mars 2011 a instruit le monde de l'art des impacts médiatiques et des risques afférents aux plaintes émanant de la société civile. La Mairie de Paris a ainsi préféré interdire l'accès aux mineurs de l'exposition Larry Clark au musée d'Art moderne en 2010. Moins visible, l'autocensure des artistes est aujourd'hui pratique courante dans les expositions grand public, où, au nom du politiquement correct, ne sont pas présentées des œuvres susceptibles de heurter les sensibilités et de briser les tabous.
D'autres affaires illustrent le maintien de fortes crispations politiques et morales, dans des pays où la contradiction publique n'est pas pleinement reconnue. En 2007, l'État russe a interdit l'expédition à Paris de photographies des artistes moscovites du « Sots Art », notamment celle d'un couple de miliciens s'embrassant sous la neige, signée par le collectif Blue Noses. En Chine, après le démontage des Giants de Zhang Huan quelques semaines avant l'ouverture des jeux Olympiques de Pékin en 2008, l'artiste de réputation mondiale Ai Weiwei est emprisonné en 2011, officiellement pour évasion fiscale. Ses œuvres, qui dénoncent métaphoriquement la corruption et l'hypocrisie du régime, prouvent la force de frappe des arts plastiques, démultipliée par le Web.
La religion reste également objet de scandale et de censure, comme l'illustrent les vandalismes et les interdictions d'accrochage public qui frappent la photographie Piss Christ d' Andres Serrano exposée en 1997 à Melbourne, représentant un crucifix baignant dans l'urine et le sang, ou deux ans plus tard à Brooklyn la Holy Virgin Mary de Chris Ofili, représentant une Vierge Marie noire, décorée de bouses d'éléphant enrobées de résine et de collages pornographiques. Les procès déclenchés par la publication des caricatures de Mahomet au Danemark en 2005, puis dans d'autres, pays prouvent l'extrême tension existant entre liberté d'expression et respect des croyances d'autrui. La censure en art ne cesse de se métamorphoser, signe que les transgressions des plasticiens ont toujours maille à partir avec les règles, formulées ou tacites, qui régissent nos sociétés.
Bibliographie
« Art et censure », dossier de Beaux Arts magazine, no 302, août 2009
D. Girardin & C. Pirker dir., Controverses. Une histoire juridique et éthique de la photographie, Musée de l'Élysée-Actes Sud, Lausanne-Arles, 2008
Les Grands Scandales de l'histoire de l'art. Cinq siècles de ruptures, de censures et de chefs-d'œuvre, Beaux-Arts Éditions, Paris, 2008
P. Ory dir., La Censure en France à l'ère démocratique (1848-...), Éditions Complexe, Bruxelles, 1997
T. Schlesser, L'Art face à la censure. Cinq siècles d'interdits et de résistances, Beaux-Arts Éditions, 2011.