DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE, Alexis de Tocqueville Fiche de lecture
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De la démocratie en Amérique est le fruit d'un voyage que le tout jeune magistrat à Versailles, mis en position délicate par la révolution de 1830, en vertu de son appartenance à une famille légitimiste, entreprit, accompagné de son ami Gustave de Beaumont, en Amérique entre avril 1831 et mars 1832, avec pour projet initial d'enquêter sur l'administration des prisons. Mais, bien plus que le rapport intitulé Du système pénitentiaire aux États-Unis et son application en France (1833), c'est, une fois revenu d'Angleterre dont les institutions lui semblaient, pour comprendre la genèse du système américain, indispensable à connaître, une véritable monographie du pays qu'il dresse entre avril 1833 et août 1834. À l'aide d'un recueil systématique des informations dans des carnets et d'une méthode d'observation éclectique qui le conduira à s'entretenir avec les diverses autorités du pays (dont le président Jackson), Tocqueville, s'appuyant sur la consultation de documents officiels (le Federalist) et la lecture de collections anciennes (les Magnalia de Mather) et d'œuvres tant classiques (Jefferson) qu'historiques (Hutchinson, Belknap) et juridiques (Story, Kent), donne en 1835 le premier volume qui remporta un succès immédiat. Accueilli avec plus de réserve, le second, dont devait à l'origine se charger Beaumont qui préféra finalement la forme romanesque de Marie, ou De l'esclavage aux États-Unis, tableau des mœurs américaines, parut en 1840 alors que son auteur devenait député.
Splendeurs et misères de la démocratie
Les deux tomes de ce volumineux ouvrage répondent à l'intention de Tocqueville de saisir, à partir de l'exemple américain, l'ensemble des conditions et des conséquences de la marche, inéluctable selon lui, des sociétés vers un état et des mœurs démocratiques.
Dans le premier volume, l'auteur brosse le tableau de la société américaine et balaye, en les hiérarchisant, les traits qui font d'elle une démocratie libérale. Ainsi, dans les trois premiers chapitres, sont énumérées, pour mesurer l'écart avec la France, des causes géographiques, historico-morales et économiques. La souveraineté du peuple (chap. iv) s'appuie, à un niveau constitutionnel, sur une décentralisation administrative, une division des pouvoirs que l'on a pris soin d'équilibrer (v) et de séparer de la justice (vi), et un dispositif fédéraliste (vii) ; à un niveau social, sur divers porte-parole des opinions des citoyens tels les partis politiques (x), la presse (xi) et les associations (xii). De plus, le suffrage universel garantit la rencontre des intérêts des gouvernés et des gouvernants (xiii) dans un ensemble qui, se préservant de la « tyrannie de la majorité », développe autant le sens de l'esprit public, ordonné sur la réciprocité des droits et des devoirs (xiv), que celui de l'intérêt individuel (xvii).
Le second volume, de facture nettement plus conceptuelle, s'organise en quatre parties qui traitent de l'impact du régime démocratique sur les idées, les sentiments, les mœurs et les comportements politiques des Américains. Ainsi, le livre I montre le paradoxe de la croyance égalitariste qui, construite sur la valeur « individu », conduit pourtant au nivellement des jugements et au recul de l'esprit critique, tendances que Tocqueville décèle, entre autres, dans la passion des idées générales en philosophie, la pratique des sciences et la lecture des journaux. L'individualisme égalitaire teinte également les sentiments, marqués par le souci de soi et le désintérêt pour la chose publique que les différentes formes de liberté d'expression, la doctrine de l'intérêt bien entendu, l'amour du bien-être matériel et la religion peuvent efficacement freiner. En contrepartie du risque de dissolution des mœurs voire de conflit qu'entraîne le non-respect des règles et des convenances sociales et des prérogatives de la hiérarchie, la standardisation des pratiques de la sociabilité, constate l'auteur au livre III, se traduit par des relations dont la simplicité, l'aisance et la chaleur affective spontanée suffisent à pacifier le corps social démocratique et à enrayer l'exacerbation des ambitions et des passions qui le traversent sous forme d'agitations plus superficielles que révolutionnaires. Enfin, dans le dernier livre, les mouvements contradictoires qui travaillent la démocratie sont rapportés à l'incidence des idées qu'elle véhicule sur sa structure politique. L'affinité qu'entretient l'égalité des conditions avec la centralisation administrative, voire le despotisme, est contrebalancée par la critique et l'affaiblissement des pouvoirs qu'appelle la liberté.
Une leçon de sociologie
Immédiatement salué par Chateaubriand, Lamartine, Guizot et Royer-Collard qui voyait en son auteur le Montesquieu du xixe siècle, ainsi que par Stuart Mill qui trouvait là la première théorie de la démocratie représentative, l'ouvrage, primé par l'Académie française, relève de la tradition philosophique classique. Mais l'idéal type de la démocratie que le second volume s'attache, dans un esprit pré-wébérien, à reconstruire abstraitement à partir d'une sélection des traits structurels de la société américaine, et l'objectif comparatiste que poursuit son opposition typologique avec la société aristocratique, témoignent d'une méthodologie originale qui autorise à ranger son auteur parmi les pères fondateurs de la sociologie comparative. Le tableau de la démocratie, malgré les imprécisions de sa définition, est ici dressé non pas d'un point de vue universel, mais à l'aide d'un modèle intelligible des actions et attitudes individuelles qui permet d'expliquer les ambivalences consubstantielles à ce régime et la diversité de ses formes historiques possibles (libérale ou despotique), tout en dégageant des facteurs de risque et des solutions aux excès de l'individualisme et de la recherche d'égalité en son sein. Repris dans L'Ancien Régime et la Révolution (1856), ce procédé offre au contemporain des perspectives qui, regardant autant la sociologie de la connaissance que la science des mœurs, restituent la description monographique des institutions et des pratiques sociales d'une société moderne dans un ensemble général d'une étonnante actualité.
Bibliographie
A. de Tocqueville, Œuvres, papiers et correspondances, éd. J.-P. Mayer, 12 vol., Gallimard, Paris, 1981-1983 ; Œuvres, éd. A. Jardin, 2 vol., Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 1991-1992 ; De la démocratie en Amérique, coll. Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1986.
Études
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M. Burrage, « Tocqueville's notion of irresistibility of democracy », in Archives européennes de sociologie, 13 (1), pp. 151-175, 1972
J. Coenen-Huther, Tocqueville, P.U.F., Paris, 1997
S. Drescher, « Tocqueville's two democraties », in Journal of History of ideas, 25 (2), pp. 201-216, 1964
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J.-C. Lamberti, Tocqueville et les deux démocraties, P.U.F., 1983
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