DEVOIR (notions de base)
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Dans l’Antiquité gréco-romaine, la façon dont était perçue la notion de « devoir » avait peu à voir avec ce que véhicule ce terme de nos jours. Pour les Anciens, le monde était un cosmos, un tout organisé et régi selon la raison. Il suffisait donc d’obéir aux principes qui découlent de l’ordre de la nature pour accomplir un devoir qui n’avait rien de pesant.
Contrairement aux Grecs, qui pensaient comme Socrate que « nul n’est méchant volontairement », le judéo-christianisme allait placer au premier plan l’idée du mal et la notion de faute, bouleversant ainsi la notion de « devoir ». Mais un redoutable paradoxe affecte cette conception religieuse : en effet, si Dieu nous a créés libres, n’est-ce pas dans la désobéissance que nous affirmons le mieux notre liberté ? Une violente critique du devoir a ainsi caractérisé toute une partie de la philosophie contemporaine.
Entre la conception de la liberté qui nous conduirait à nous éloigner de tout devoir, et les morales traditionnelles qui nous imposent une multitude d’obligations, n’existe-t-il pas une approche moins asservissante de la notion de « devoir » ?
« Une voix intérieure »
Les stoïciens ont porté à sa perfection la conception antique du devoir, que l’on trouve exprimée en un adage : « Le sage est heureux même dans le taureau de Phalaris. » Phalaris, tyran d’Agrigente, avait demandé qu’on fabrique un taureau en airain creux dans lequel les suppliciés étaient enfermés avant qu’on allume un brasier sous la statue de métal. Premiers philosophes à avoir mis l’accent sur la forteresse intérieure que constitue notre âme, les stoïciens considéraient que le sage, condamné par une loi injuste mais respectueux des lois naturelles, pouvait être heureux parce qu’il était en paix avec sa conscience même au pire moment de son supplice.
Depuis le stoïcisme, nul n’a jamais contesté la présence en l’homme d’une « voix intérieure » qui, à intervalles réguliers, lui dit « Tu dois ». C’est quand ils partent en quête de l’origine de cette voix que les philosophes modernes se séparent.
Au xviiie siècle, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » (au livre IV de son Émile, 1762), a exprimé la puissance de cette voix et la fierté que nous devons ressentir à l’idée d’en avoir le privilège : « Conscience, conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes… »
L’homme serait donc le seul être doté de moralité, le seul qui aurait accès aux notions de bien et de mal, alors que les autres créatures ne connaissent que l’instinct et la logique des rapports de force. D’ores et déjà pointe un paradoxe : dans la tradition judéo-chrétienne, la connaissance du bien et du mal a pour origine un acte de désobéissance, la transgression par Adam et Ève du commandement divin qui leur interdit de goûter au fruit de l’arbre de la connaissance.
Un déterminisme social ?
Deux siècles après Rousseau, ce sont les sciences humaines, en particulier la psychanalyse et la sociologie, qui ont mis en évidence les illusions de la conscience morale. Dans ses Essais de psychanalyse (1915-1923), Sigmund Freud (1856-1939) ironise sur cette voix de la conscience qui ne serait rien d’autre, en réalité, que l’écho des voix de l’enfance : « Notre conscience morale, loin d’être le juge implacable dont parlent les moralistes, est, par ses origines, de l’“angoisse sociale” et rien de plus. » Quand, adultes, nous désobéissons aux règles que nos parents ont imposées aux enfants que nous étions, nous éprouvons inconsciemment l’impression de les trahir, de perdre leur amour. C’est cette angoisse que les moralistes ont interprétée à tort comme la voix éternelle de la conscience morale. Émile Durkheim (1858-1917) a développé des considérations analogues dans ses écrits sociologiques. Il insiste moins sur le poids familial que sur la puissance du groupe social auquel nous appartenons.
Mais, si la voix de la conscience n’est que le simple écho de la puissance des parents et du groupe social, c’est la notion même de morale qui se vide de son contenu. Là où Rousseau croyait voir l’indice de notre grandeur et la preuve de notre liberté, les sciences humaines mettent en évidence les influences auxquelles nous serions totalement soumis.
L’affirmation de soi
Avant le développement des sciences humaines, Friedrich Nietzsche (1844-1900) a superbement illustré l’évolution de l’humanité dans la fable « Des trois métamorphoses » qui ouvre le premier livre d’Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885). L’homme a d’abord été chameau, fier de respecter des commandements qu’il supposait venus d’en haut. Mais, en cheminant vers le désert, le chameau est devenu lion. Qu’est-ce donc que ce lion ? C’est l’homme qui a compris que les commandements supposés éternels et d’origine divine n’étaient que des constructions humaines. Au cœur du désert, le lion va affronter le dragon aux mille écailles. Sur chacune d’entre elles est inscrite la formule « Tu dois ». Nietzsche signifie par là que l’humanité, même quand elle a identifié l’origine humaine de tous les impératifs auxquels elle s’est soumise, reste l’esclave de ce que nous avons dénommé plus haut la « voix intérieure », la voix du devoir. Pour devenir complètement autonome, le lion devra tuer le dragon et assumer d’être le seul créateur de toutes les valeurs.
Le devoir, une affirmation de la raison
Un siècle avant Nietzsche, Emmanuel Kant (1724-1804) avait dû admettre que la morale ne se prouve pas. Mais il complétait ce constat par l’idée suivante : si nous sommes dans l’illusion en supposant que nous menons nos existences d’après des principes que nous choisissons de suivre, si nous ne sommes que des êtres conditionnés ou des animaux-machines, c’est alors l’idée même de morale qui s’écroule.
Depuis que le monothéisme a introduit l’idée de responsabilité, tous les hommes ont présente à l’esprit l’idée qu’ils sont bien à l’origine de leurs actes, qu’ils ne sont ni des animaux, ni des machines, mais des êtres pensants que seule une décision intérieure fait agir. C’est dans le secret de notre conscience que se déroule la délibération dont résulte ma décision d’obéir ou de transgresser la « loi ». Nul n’a accès à cette « forteresse » sans laquelle je ne saurais me considérer comme un être moral. Il en résulte une conséquence majeure : je ne peux savoir avec certitude si autrui a agi moralement, c’est-à-dire par respect pour la loi, ou bien s’il a agi par peur des sanctions ou par intérêt personnel. Et il en est quasiment de même pour ce qui concerne la relation de moi-même avec moi-même. Les philosophes n’ont pas attendu Freud pour savoir à quel point l’homme est capable de se duper lui-même, de s’illusionner sur les vraies raisons de ses actes. Seul un Dieu pourrait nous juger, lisant à livre ouvert dans nos consciences et sachant avec certitude ce qui a vraiment motivé notre acte.
Il n’y a aucune autre façon de ressentir notre liberté que dans l’obéissance ou la désobéissance à la loi morale. Dans un monde sans lois, nous éprouverions probablement une belle spontanéité, mais en aucun cas notre liberté.
La décision morale
Si nous avons raison de nous considérer comme des sujets libres, chacun de nos actes relève donc d’une décision prise dans le secret de notre intériorité. Kant est sur ce point l’héritier de René Descartes (1596-1650), qui le premier envisagea que « notre liberté se connaît sans preuve par la seule expérience que nous en avons ». Mais alors que, pour Descartes, notre liberté relève de l’évidence, pour Kant, elle renvoie à la croyance et témoigne du caractère indémontrable de la liberté qui restera jusqu’à la fin des temps un simple « postulat ».
Choisir de pratiquer un sport plutôt qu’un autre, aller au cinéma plutôt qu’au théâtre, tout cela reste strictement étranger à l’univers moral. Nous entrons dans le choix moral sitôt que nous rencontrons la « loi ». En dehors de la morale, nos impératifs ne sont rien d’autre que des principes pragmatiques, dont la validité se mesure à leur capacité d’atteindre leur but.
Tout autre chose est la décision morale que nous sommes fréquemment amenés à prendre. Ma liberté cesse alors d’être simplement la condition logique de mon action : elle définit le contenu de celle-ci. Que se passe-t-il quand je me dis que « je dois » accomplir telle action ou ne pas accomplir telle autre ? Je me découvre « autonome », le mot probablement le plus important des Fondements de la métaphysique des mœurs (1785). Autrement dit, confronté à la dimension du devoir dont je ressens la puissance au fond de moi, je me découvre paradoxalement comme « législateur ». Les sciences humaines auront beau jeu de repérer là l’illusion d’un sujet déterminé ignorant ses déterminations. Pourquoi pas, en effet ? Kant n’exclut jamais cette éventualité. Mais il nous fait remarquer que nous nous supposons libres et que, s’il en était autrement, nous devrions admettre que nous ne sommes rien d’autre que des objets. Des objets ayant seulement « un prix », tandis que les personnes, dotées d’une « dignité », ont une valeur infinie.
Désobéir
Une difficulté demeure, dont Kant ne trouvera la solution que dans l’un de ses derniers écrits, La Religion dans les limites de la simple raison (1793). Si le philosophe voit juste en considérant que je suis « autonome » quand je respecte mon devoir moral, si c’est bien moi, et moi seul qui, en dernière analyse, choisis d’obéir ou non à la loi, ma liberté serait aussi indiscutable dans l’obéissance que dans la désobéissance. Je suis libre quand j’obéis, puisque j’aurais pu choisir de désobéir, et je suis libre quand je désobéis, puisque j’aurais pu choisir d’obéir. Mais qui pourrait sérieusement contester que j’éprouve bien davantage le frisson de la liberté dans la désobéissance que dans l’obéissance ?
Prenant comme objet de réflexion le mythe d’Adam et Ève, Kant raisonne ainsi : supposons un instant Adam et Ève obéissant éternellement à la loi divine et ne commettant à aucun moment ce que la religion a appelé le « péché originel ». Ne pensez-vous pas qu’à un moment ou à un autre les créatures de Dieu se seraient demandé si s’emparer du fruit défendu était tout simplement un acte à leur portée, un acte dont elles pouvaient réellement avoir l’initiative ? Kant affirme alors que la seule façon que nous avons d’acquérir la certitude que notre obéissance est volontaire, c’est bien de désobéir à un moment ou à un autre. Impossible de savoir que j’ai la puissance de désobéir sans désobéir concrètement !
La liberté dans la loi ou en dehors de la loi ?
Kant et Nietzsche ont en commun de partir en quête de ce qui fait l’autonomie de l’être humain : Qu’est-ce qui permet à l’homme de devenir un individu authentique et non pas le simple jouet des forces naturelles ou sociales ? En confrontant leurs thèses, une question difficile s’impose, qui est au cœur de la philosophie contemporaine : Quelle est la meilleure façon d’être un individu ?
Faut-il suivre Kant, qui a réussi en quelque sorte un prodige philosophique, puisqu’il réconcilie la loi et la liberté ? Parce que je suis autonome, parce que j’agis par « pur respect » pour la loi morale, je ne suis pas un « objet », je suis une « personne », notion que Kant construit de toutes pièces dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs.
Faut-il affirmer que Kant, bien qu’antérieur à Nietzsche, est en avance sur le penseur des trois métamorphoses ? En ajoutant, à la formule de l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 « libres et égaux en droit », la mention « et en dignité » (ajout dont on attribue souvent la paternité au français René Cassin), les rédacteurs de la Déclaration universelle de 1948 ont rendu, peut-être sans le savoir, un hommage sans pareil à la philosophie morale de Kant.
Ou bien faut-il dépasser le simple constat de l’intérêt incontournable de la désobéissance opéré par Kant, et suivre le chemin ouvert par Nietzsche ? Faut-il, comme nous y invite l’auteur du Zarathoustra, dire adieu à tous les devoirs ? Faut-il apprendre à créer nos valeurs et à dessiner nos horizons ?