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INCONSCIENT (notions de base)

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Écrit par

  • Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

Sigmund Freud (1856-1939) a pesé d’un tel poids dans la formulation de la notion d’inconscient qu’il est trop souvent perçu comme celui qui l’aurait découvert, à la façon dont les « inventeurs » d’un trésor arrachent à sa cachette un coffre rempli d’or qui avait jusqu’alors échappé à tous les regards. Même s’il ne s’agit nullement de nier l’importance de la théorie freudienne ni de minimiser les multiples influences qu’elle a pu exercer tout au long du xxe siècle, il nous faut revenir bien en amont de Freud pour explorer les étapes qui ont précédé les découvertes de la psychanalyse.

L’inconscient freudien est la partie immergée de notre psychisme : une image proposée par le père de la psychanalyse affirme que, tel un iceberg dont seule une petite partie émergée est visible, notre psychè comprend une très faible part de contenus conscients auxquels le sujet a librement accès, et une part bien plus importante de contenus enfouis qui restent absolument inaccessibles. Cet inconscient psychique contient d’une part les instincts profonds du vivant que nous sommes, et d’autre part les désirs refoulés par la personne. Il s’agit donc d’un inconscient pulsionnel, dans lequel le sujet devra puiser l’énergie nécessaire à ses projets en les détournant de leurs buts initiaux. Avant Freud, de nombreux philosophes ont exploré une autre dimension de l’inconscient : il s’agit du vaste domaine de ce que l’on peut dénommer « inconscient intellectuel ».

Leibniz et les « petites perceptions »

Est-ce parce qu’il est, avec Isaac Newton (1643-1727), l’inventeur du calcul infinitésimal, que Gottfried Leibniz (1646-1716) a construit, dans ses Nouveaux essais sur l’entendement (1763), la théorie des « petites perceptions », ou parce qu’il veut apparaître comme l’adversaire privilégié de Descartes et des thèses cartésiennes prêtant un libre arbitre au sujet pensant ? Le philosophe choisit l’exemple du bruit de l’eau, que ce soit celui des vagues se brisant contre une falaise, ou celui d’une cascade quand elle heurte le plan d’eau sur lequel elle aboutit. Qu’est-ce qui nous permet d’entendre un tel bruit ? Pour que cela soit possible, « il faut bien », écrit Leibniz, « qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire le bruit de chaque vague ». Si nous n’étions pas « affectés », pour reprendre le terme utilisé par Leibniz, par le bruit de chaque vague ou de chaque goutte d’eau de la cascade, comment pourrions-nous entendre le bruit émis par l’ensemble des vagues ou par la totalité des gouttes d’eau de la cascade ? Car « cent mille riens ne sauraient faire quelque chose ». Il y a donc bien en nous une « affection » provoquée par chacune des gouttes d’eau, mais le bruit émis par cette goutte d’eau, si elle était unique, nous resterait insensible. C’est la somme, ou si l’on préfère un terme plus mathématique, c’est l’intégrale de ces perceptions inconscientes qui provoque la perception consciente de l’ensemble.

Leibniz va développer une argumentation analogue pour réfuter la théorie cartésienne du « libre arbitre ». Si je suis convaincu que c’est ma volonté qui, à la suite d’une représentation mentale, choisit de m’amener à lever mon bras, c’est parce que je suis aveugle aux « petits mouvements » qui ont commencé à se manifester dans mon corps avant même que ma décision consciente soit prise. C’est l’enregistrement par ma conscience de la somme de ces micromouvements qui déclenche en moi la « volonté » de lever mon bras, volonté illusoire qui ne correspond pas à la réalité de ce qui se déroule dans mon corps.

Lorsque Freud écrit « qu’une chose se passe dans ton âme ou que tu en sois de plus averti, voilà qui n’est pas la même chose », il prolonge et partage la vision de Leibniz.

La manipulation des vivants par la Volonté

Deux siècles plus tard, Arthur Schopenhauer (1788-1860), un philosophe majeur bien qu’ignoré de tous durant son existence, élabore une théorie de l’inconscient qui présente davantage d’analogies avec l’édifice freudien que les thèses leibniziennes.

Dans l’ouvrage essentiel qu’il n’a cessé d’écrire et de réécrire, Le Monde comme volonté et comme représentation (première édition en 1818), Schopenhauer bâtit une métaphysique qui a pour ambition de nous ouvrir les portes du monde « en soi », celui précisément qu’Emmanuel Kant (1724-1804) avait déclaré hors d’accès. Selon Schopenhauer, la totalité du monde visible n’est rien d’autre que la représentation (Kant aurait utilisé le terme « phénomène ») qu’inventent les êtres vivants. Ceux-ci sont les jouets de la « Volonté ». « C’est faire pléonasme que de dire “la volonté de vivre”, et non pas simplement “la volonté”, car c’est tout un », remarque le philosophe. Les vivants sont tous animés d’un unique objectif : se maintenir dans l’existence. Projet voué à l’échec s’il s’agit d’une volonté individuelle, puisque la vie « n’est qu’un combat perpétuel pour l’existence, avec la certitude d’être vaincus », mais projet sensé s’il s’agit de mettre son instinct sexuel au service de la perpétuation de l’espèce à laquelle on appartient. « L’individu n’est qu’apparence », il est la marionnette de la Volonté universelle qui ne s’intéresse qu’à l’espèce.

En s’imaginant viser des buts particuliers, les individus sont en quelque sorte le jouet d’une force qui les dépasse. S’ils n’étaient instrumentalisés de la sorte, s’ils étaient pleinement conscients de ne représenter qu’un souffle dans l’océan du temps, ils sombreraient dans le désespoir et renonceraient à la procréation. De surcroît, les individus sont utilisés par cette énergie éternelle pour maintenir la plus stable possible l’espèce à laquelle ils appartiennent. Dans un développement extrait du Monde comme volonté et comme représentation, intitulé « Métaphysique de l’amour », Schopenhauer explique pourquoi « les hommes de petite taille, par exemple, recherchent les femmes grandes, les blonds aiment les brunes, etc. ». Chacun d’eux imagine qu’il construit librement son idéal féminin, alors que c’est la Volonté universelle qui oriente leurs désirs. Écrire de pareils développements en pleine période romantique suppose une force de caractère peu commune.

De Schopenhauer à Nietzsche

Profondément marqué par Schopenhauer, qu’il était avec Richard Wagner (1813-1883) l’un des rares hommes de la fin du xixe siècle à avoir lu, Friedrich Nietzsche (1844-1900) prolonge les analyses de son premier maître à penser. Il dénonce avec beaucoup de vigueur les illusions du « Moi » dont l’une des origines se situe dans la grammaire. Parce qu’il place un petit « je » devant les verbes énonçant ses actions, l’être humain a la conviction qu’il est à l’origine de ses actes et qu’il est doté d’un libre arbitre tout puissant. Prenant en particulier comme exemple le travail de la pensée, Nietzsche écrit dans Par-delà bien et mal (1886) : « Une pensée se présente quand “elle” veut, et non pas quand “je” veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet “je” est la condition du prédicat “pense”. »

L’idée de sujet pensant élaborée par René Descartes (1596-1650) relèverait ainsi d’une « routine grammaticale » qu’on peut rendre également responsable du schéma des philosophes atomistes de l’Antiquité qui supposaient nécessaire l’existence d’une substance solide et stable, l’atome qui, en se combinant avec d’autres substances semblables, engendrerait les transformations visibles que nous observons. Dans cette argumentation, Nietzsche se souvient très certainement de Leibniz qui qualifiait d’« atome intellectuel » les « monades », c’est-à-dire les individus uniques voulus par Dieu quand il créa le « meilleur des mondes possibles », autrement dit la meilleure combinatoire possible entre tous les éléments de l’Univers. Atome matériel et atome spirituel seraient des illusions d’origine grammaticale renforcées par notre ignorance de l’inconscient.

Freud, héritier de Schopenhauer

Dans l’élaboration de ses théories, Freud aurait pu se réclamer de Nietzsche dont il est souvent étonnamment proche. Mais il ne cessa d’affirmer qu’il « refusait de lire Nietzsche de peur d’être influencé par lui ». En revanche, il reconnut volontiers sa dette à l’égard de Schopenhauer.

La « Volonté » schopenhauerienne devient « libido » chez Sigmund Freud. Tout comme l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation, Freud voit dans l’énergie sexuelle au service de la perpétuation de l’espèce l’unique énergie qui anime les vivants, humains compris. Mais, tandis que les animaux se laissent conduire aveuglément par leurs instincts, l’homme, animal qui se veut doté de conscience, construit des systèmes de représentations dont la fonction première est de dissimuler la réalité de leur vie pulsionnelle. « Toutes les variétés d’amour sont autant d’expressions d’un seul et même ensemble de tendances », peut-on lire dans les Essais de psychanalyse – corpus qui regroupe quatre textes publiés entre 1915 et 1923 – et toutes ces variétés ne sont rien d’autre en dernière analyse que « des penchants sexuels ». Par-delà Schopenhauer, Freud, faisant semblant de s’étonner du scandale que suscitent ses théories, retrouve Platon, dont « l’Éros présente [...] une analogie complète avec l’énergie amoureuse, avec la libido de la psychanalyse ».

La généalogie de l’inconscient

Afin de décrire les mécanismes de la psychè, partie invisible mais cependant indiscutable de notre être, Freud élabore des topiques qui sont comme des cartes géographiques de la psychè. La première topique distinguera le Conscient, le Préconscient et l’Inconscient. Mais Freud, découvrant que cette classification, qui donne une place centrale à la conscience, privilégie exagérément celle-ci alors que ses objectifs sont à l’opposé, va lui substituer une seconde topique distinguant le Moi, le Surmoi et le Ça. Cette seconde topique présente essentiellement l’intérêt de nous offrir une généalogie de la psychè.

Nous ne venons pas au monde avec un psychisme déjà construit. Avant même que les biologistes démontrent que notre corps et tout particulièrement notre cerveau sont loin d’être achevés quand nous naissons – on parle à ce sujet de « néoténie », mot qui désigne le fait que l’être humain vient au monde en quelque sorte « trop tôt », à l’état de prématuré –, Freud est le premier à insister sur le caractère inachevé de notre psychisme au début de notre existence. En admettant même – ce que Freud contesterait bien entendu – que Descartes ait raison, la « conscience » ne caractérise pas l’enfant nouveau-né. Celui-ci vient au monde doté uniquement d’un Ça, qui représente alors la totalité de sa psychè. Le Ça contient « tout ce que l’être apporte en naissant », et n’a d’autre fonction que de « satisfaire les besoins pulsionnels en se conformant au principe de plaisir » (Nouvelles conférences sur la psychanalyse). Le nouveau-né peut croire en l’existence d’un monde en principe sans résistance, puisque ses désirs primordiaux –  nourriture, chaleur, affection – sont satisfaits aussitôt qu’il les exprime. Il faudra du temps à l’enfant pour comprendre qu’existe en dehors de lui un monde réel qui contrarie ses désirs, un monde réel plus puissant que lui. Comme l’écrit Freud, « une fraction du Ça subit une évolution particulière » et va dès lors « servir d’intermédiaire entre le Ça et l’extérieur ». Si la découverte du réel est douloureuse, puisqu’elle vient me faire comprendre les limites de ma puissance, elle est bien entendu salutaire, car « sans le Moi, le Ça, aspirant aveuglément aux satisfactions des instincts, viendrait impunément se briser contre cette force extérieure plus puissante que lui » (Nouvelles conférences sur la psychanalyse).

Mais si le Moi est la partie du Ça devenue consciente, la plus grande partie non transformée du Ça pourra continuer à ignorer la réalité et à être animée par le seul principe de plaisir. Cette locution désigne tout simplement l’exigence inconditionnelle pour une pulsion d’être satisfaite. On en a retrouvé une ironique expression au cours du mouvement de Mai-68 en France, lorsque les manifestants proclamaient : « Nous voulons tout, tout de suite. » Ce slogan témoignerait d’une fragilité de la troisième instance de la psychè qui s’interpose entre le Moi et le Ça, le Surmoi, et grâce à laquelle l’individu n’est pas envahi en permanence par des désirs auxquels il doit s’opposer. Le Surmoi intériorise les impossibilités et les interdits du monde extérieur afin de censurer la plupart de nos désirs sans que ce barrage nécessite un travail conscient douloureux et chronophage. Si bien que certains sociologues – face à d’autres lectures politiques – ont interprété les slogans de Mai-68 – celui déjà cité ou encore celui qui proclame « il est interdit d’interdire » – comme des symptômes d’un affaiblissement du Surmoi lié à un effacement progressif de la figure paternelle… C’est en effet le Père, dans la théorie freudienne, qui incarne le « principe de réalité » et qui a pour mission de faire comprendre à l’enfant que tout n’est pas possible, tandis que la Mère – nos majuscules signalent qu’il s’agit de fonctions pouvant être incarnées par différents personnages, bien plus que d’individus concrets – continue à symboliser le « principe de plaisir », à représenter aux yeux de l’enfant l’Âge d’or de la vie intra-utérine et des premiers mois de l’existence.

Inconscient et création

Refusant les critiques qui lui ont été adressées et selon lesquelles sa théorie accordait une part excessive à la sexualité, Freud a répondu de deux façons. La première a consisté à montrer que la « sexualité » n’est pas la « génitalité ». Alors que cette dernière a trait uniquement au rapport sexuel, la sexualité est infiniment plus vaste, au point qu’elle prendra le nom platonicien d’« Éros » dans l’ultime construction freudienne. Quant à la seconde réponse, elle consiste en la mise en évidence par Freud de la « sublimation » : « On appelle capacité de sublimation cette capacité d’échanger le but qui est à l’origine sexuel contre un autre qui n’est plus sexuel mais qui est psychiquement parent avec le premier » (La Vie sexuelle). Tous les hommes sont capables de sublimation, mais les artistes et les créateurs manifestent une plus grande aptitude à celle-ci que la moyenne des êtres humains. Ils transposent leurs pulsions à un niveau supérieur et en font à la fois le moteur et l’aliment de leurs inventions. Exemplaire est à cet égard l’ouvrage Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910), dans lequel Freud enracine la créativité du génie de la Renaissance dans une image de l’enfance revisitée plus tard par l’homosexualité du peintre.

Un disciple de Freud, Carl Gustav Jung (1875-1961) construira une théorie originale qui sera réfutée par le fondateur de la psychanalyse. Jung donne en effet une dimension collective à l’Inconscient, alors que Freud avait une conception individualiste de la psychè. Au fond de notre esprit sont gravés des éléments liés au passé immémorial de notre espèce. Ces éléments sont des « archétypes », autrement dit des schémas stables et universels, qui alimentent à la fois les croyances partagées par les hommes (mythologies et religions au premier chef) et les rêves des individus. « L’Inconscient contient non seulement des éléments personnels, mais aussi des éléments impersonnels, collectifs, sous la forme de catégories héritées ou archétypes » (Le Moi et l’Inconscient, 1938).

Les paradoxes de la théorie freudienne

La théorie freudienne contient de nombreux paradoxes, le premier d’entre eux étant le suivant : si toutes nos pensées émanent de l’inconscient, la théorie freudienne elle-même doit avoir une origine inconsciente. Il conviendrait alors de procéder à une « psychanalyse de la psychanalyse », et ainsi de suite à l’infini. D’autres paradoxes sont lisibles dans la conception freudienne du rêve. Freud suppose qu’un « gardien » exige des désirs inavouables du sujet qu’ils se déguisent pour franchir la barrière de la censure. C’est la raison pour laquelle nos rêves seraient cryptés et exigeraient un décodage. « À l’entrée de l’antichambre, dans le salon, veille un gardien qui inspecte chaque tendance psychique, lui impose la censure et l’empêche d’entrer au salon si elle lui déplaît » (Introduction à la psychanalyse). Mais, s’il en est bien ainsi, l’inconscient qui procède à ces métamorphoses est alors plus conscient que le conscient ! C’est précisément ce que reprochera le philosophe Alain (1868-1951) aux conceptions freudiennes. Pour Alain, l’inconscient est une fiction, celle d’un « un autre Moi », « une méprise sur le Moi, une idolâtrie du corps ». Freud appellerait ainsi « inconscient » ce que le dualisme cartésien avait situé dans le corps, et seulement dans le corps. « Ce qui n’est point pensée est corps », affirme Alain, qui sera rejoint par Jean-Paul Sartre (1905-1980). Tous les héritiers de Descartes condamneront au nom du dualisme les théories freudiennes.

Reste que la psychanalyse a prétendu à la scientificité, et que Freud était convaincu que les progrès de la science viendraient confirmer ses hypothèses. Mais cette vérification n’a pas eu lieu et demeure sans doute impossible. Faute d’une telle confirmation, les analystes répètent qu’ils vérifient la validité des théories freudiennes lors de la cure vécue par leurs patients. Mais que peut valoir ce type de « vérification » observée par le seul analyste dans le secret de son cabinet de thérapeute ?

Karl Popper (1902-1994) a montré de façon définitive que la psychanalyse freudienne appartient à l’ensemble des théories « infalsifiables ». Une théorie est scientifique non pas parce qu’elle est vraie – toute théorie finit par être contestée –, mais parce qu’une expérimentation peut un jour nous contraindre à la conclusion que l’hypothèse qu’elle propose est contredite par la réalité observée. Parce qu’elle est à tout jamais « infalsifiable », la théorie freudienne de l’inconscient restera une croyance à laquelle certains pourront continuer à adhérer, sans pour autant jamais entrer dans le cortège des théories scientifiques.

— Philippe GRANAROLO

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Pour citer cet article

Philippe GRANAROLO. INCONSCIENT (notions de base) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis [s.d.]. Disponible sur : (consulté le )