L'ÉTRANGE CAS DU DOCTEUR JEKYLL ET DE M. HYDE, Robert Louis Stevenson Fiche de lecture
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Souvent considéré comme le chef-d'œuvre de Robert Louis Stevenson (1850-1894), L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886) naît à la faveur d'un cauchemar inspiré par les « Brownies », ces mauvais génies de l'écrivain, alors qu'il séjourne, pour raisons de santé, dans le Midi de la France. Immédiatement salué par ses contemporains, le récit met dans la balance une tentation et une angoisse d'égale intensité : d'un côté, l'attrait de la jeunesse retrouvée et d'une vie nouvelle, l'assouvissement de désirs trop longtemps réprimés par une société hypocritement puritaine (sans doute Stevenson se souvient-il ici de ses années de bohême, lorsque, bravant les interdits paternels, il fréquentait les endroits les plus mal famés de sa ville natale d'Édimbourg) ; de l'autre, l'angoisse de l'homme sensible et cultivé, qui se sait possédé, sans espoir de retour, par son double bestial et maudit.
Une allégorie victorienne
Ce court texte se présente comme un emboîtement de récits, à la manière du roman de Mary Shelley (1797-1851), Frankenstein, ou le Prométhée moderne (1818), avec lequel les parentés sont également d'ordre thématique : le rapport entre créateur et créature est en effet au cœur du récit de Stevenson, qui renoue avec la légende médiévale du pacte avec le diable. Modernisée, la légende de Faust se médicalise, – c'est une substance chimique qui permet à Jekyll de se muer en Hyde – ouvrant la voie à la réflexion sur les manipulations scientifiques de tous ordres.
Notaire à la mine austère et ami du docteur Jekyll, M. Utterson mène l'enquête sur les agissements nocturnes d'un avorton insaisissable, qui a renversé une petite fille puis assassiné un honorable médecin de la bonne société londonienne. Cette partie de cache-cache (hide and seek) se joue dans les bas-fonds de la labyrinthique capitale, enveloppée dans un épais brouillard qui représente l'envers du décor victorien, à l'image de la porte dérobée par lequel le monstrueux Hyde regagne de nuit le laboratoire du bon docteur Jekyll. Arrivé trop tard sur les lieux de ce qui n'est pas un crime, mais une disparition, celle du maître de céans, dont les habits trop grands cachent la dépouille de celui par qui le scandale est arrivé, M. Utterson en est réduit à donner des instructions pour qu'on n'ébruite pas l'affaire, avant de rentrer chez lui, pour y lire les derniers papiers rédigés par son ami.
Soi comme un autre
Mêlant satire sociale et allégorie morale sur la lutte éternelle du bien et du mal, L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde peut en effet se lire comme une réflexion sur l'écriture, et plus précisément sur le destin testamentaire de la littérature. Les deux récits trouvés dans le bureau du docteur Jekyll, où gît le cadavre d'Edward Hyde, livrent la clé du mystère, en même temps qu'ils expriment les dernières volontés de leurs auteurs. Occupant toute la fin de l'ouvrage, les écrits ont le dernier mot et parlent par-delà une mort qu'ils anticipent. Commencée à la première personne, mais parasitée par la montée en puissance d'une envahissante troisième personne, la confession du docteur Jekyll survit à son suicide. Elle complète a posteriori les pièces manquantes du puzzle, et revient sur la genèse de sa double personnalité, tout en faisant de la matérialité de ces lettres penchées dans un sens ou dans l'autre, suivant l'identité de celui qui tient la plume, le miroir fidèle de la présence en soi d'une inquiétante altérité : « je » est bel et bien un « autre ». Un autre à la fois diabolisé, – comme l'exigent encore les conventions de l'époque –, et ancré dans un état inorganique de l'être, en deçà de toute articulation langagière, là où l'humain est renvoyé à l'horreur absolue de la chose sans nom, destin que la littérature moderne tente désespérément de conjurer. Avec d'autres récits fantastiques de la même veine, comme le très contemporain Horla (1886-1887) de Guy de Maupassant (1850-1893), L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde contribue à ébranler un peu plus la « forteresse de l'identité ». Il annonce certaines des découvertes auxquelles Freud, qui ouvre son cabinet dans les mêmes années, attachera son nom : « D'autres me suivront, d'autres me dépasseront dans cette voie, et j'ose avancer qu'on finira par considérer l'homme comme une véritable confédération de citoyens bigarrés, hétérogènes et autonomes. »
Notons que, la même année, paraît Enlevé ! (1886), qui consacre dans la réalité de sa pratique le dédoublement de l'écrivain. Avec ce premier roman écossais, Robert Louis Stevenson revient en effet à la veine adolescente du roman d'aventure, avant de mettre à nouveau en scène la problématique de la gémellité dans Le Maître de Ballantrae (1889), de la façon la plus adulte qui soit. L'œuvre de Stevenson a inspiré de nombreuses adaptations et parodies. Mentionnons notamment Docteur Jekyll et M. Hyde (1932) de Rouben Mamoulian, et Docteur Jerry et Mister Love (1963), de et avec Jerry Lewis.
Bibliographie
R. L. Stevenson, Œuvres I, C. Ballarin éd., Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2001 ; L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, trad. J.-P. Naugrette, Le Livre de Poche, Paris, 1999.
Études
J. L. Borges, « Métamorphoses du Docteur Jekyll et d'Edward Hyde », in Discussion, Gallimard, Paris, 1966
V. Nabokov, « Le cas étrange du Dr Jekyll et de Mr Hyde », in Littératures I, Fayard, Paris, 1983
J.-P. Naugrette dir., Dr Jekyll & Mr Hyde, coll. « Figures mythiques », Autrement, Paris, 1997.
Pistes
P. A. Villiers de l'Isle Adam, Contes cruels E. A. Poe, Histoires extraordinaires R. L. Stevenson, L'Île au trésor O. Wilde, Le Portrait de Dorian Gray