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TEMPS / MÉMOIRE (notions de base)

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Écrit par

  • Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires

Le temps est ce dont chacun d’entre nous ne cesse de faire l’expérience, de la naissance à la mort. Des premiers écrits de l’humanité jusqu’à la littérature contemporaine, en passant par les poètes de la Renaissance, Ronsard (1524-1585) et sa rose, dont la beauté « ne dure que du matin jusques au soir », la fuite du temps n’a cessé d’occuper une place majeure au sein d’une culture occidentale animée par la révolte de l’homme devant l’éphémère.

« Ô temps suspends ton vol ! » : l’apostrophe d’Alphonse de Lamartine (1790-1869), dans le célèbre poème de ses Méditations poétiques (1820) « Le lac », symbolise peut-être mieux que toute autre parole le désir illusoire d’une pause de l’écoulement universel. Seul un individu atteint d’une amnésie totale vivrait dans un instant perpétuel et ne serait jamais confronté à la fuite des jours. Faudrait-il pour autant envier sa condition ? Sans doute pas, car un tel individu étranger à la temporalité aurait perdu du même coup, avec l’anéantissement de sa mémoire, son identité et tous ses repères.

Alors que l’espace semble d’emblée plus difficile à concevoir, parce qu’il nous a fallu, pour l’appréhender, construire des échafaudages mathématiques fort complexes, le temps se présente à nous comme la chose la plus évidente qui soit, comme ce qu’il est superflu de définir tant l’expérience que nous en avons relève de l’évidence la plus incontestable.

Mais, paradoxalement, sitôt que nous nous éloignons de la sensation immédiate du temps pour tenter de le penser dans sa vraie nature, il nous échappe. Il devient même l’une des notions philosophiques les plus mystérieuses, si bien que l'on compte sur les doigts de la main les philosophes qui ont osé en élaborer une conception approfondie.

L’énigme du temps

Il est si peu d’exemples, dans toute l’histoire de la philosophie, d’un penseur ayant marqué à ce point une notion que ne pas commencer par lui paraîtrait inconsidéré : tel est le cas d’Augustin d’Hippone (354-430) quand on aborde la question du temps.

« Qu’est-ce donc que le temps ? Quand personne ne me le demande, je le sais ; dès qu’il s’agit de l’expliquer, je ne sais plus » ( Confessions, livre XI, xiv). La conscience immédiate du temps perçoit intuitivement qu’il est composé de trois dimensions : passé, présent, avenir. Mais l’étrangeté du temps tient à ce que ces trois dimensions sont aussi irréelles les unes que les autres. Le passé n’est plus, le futur n’est pas encore, le présent n’a pas l’épaisseur d’un cheveu.

En effet, sitôt l’instant présent apparu, il s’évanouit dans le néant pour ne plus jamais réapparaître. Et si l’on peut trouver des traces du passé, elles ne sont jamais que les traces présentes du passé. Ainsi, quand un paléontologue retrouve les ossements d’un diplodocus, il n’est pas précipité à l’ère tertiaire. C’est aujourd’hui, au xxie siècle, qu’il découvre et analyse ces ossements et construit des hypothèses à leur sujet.

Quant au futur, il n’a encore aucune réalité. Nous sommes condamnés à attendre qu’il devienne présent pour l’appréhender. D’où les constantes erreurs des hommes chaque fois qu’ils se sont risqués à prophétiser ce qui était censé advenir. Comme le remarque le philosophe empiriste David Hume (1711-1776), rien ne me garantit que le soleil se lève demain, rien ne me garantit qu’il y ait encore demain matin un monde. Penser qu’un avenir existe en avant de nous relève de la croyance et non de la connaissance.

Reste donc le présent, seule dimension du temps qui semble avoir une réalité indiscutable. Mais qu’est-ce que le présent ? La seconde ? Le centième de seconde ? Le milliardième de seconde ? Comme l’a démontré Zénon d’Élée (490-430 av. J.-C.), diviser un segment de droite ou un fragment du temps est une opération infinie : on peut toujours couper en deux ce qu’on imagine être le plus infime élément de l’espace ou du temps. Le présent ne possède donc aucune épaisseur, aucune réalité solide, et cette dernière dimension à laquelle on pensait se raccrocher pour donner une consistance au temps s’évanouit à son tour.

La conscience du temps

Incapable de trouver dans aucune des trois dimensions du temps une quelconque réalité, une première conclusion s’impose à Augustin : ce n’est que par un acte de la conscience que le temps peut exister. On s’exprimerait fort mal en évoquant le passé, le présent et l’avenir. Ce qu’on devrait affirmer, c’est qu’il existe trois dimensions, qui sont « le passé-présent », « le présent-présent », et « l’avenir-présent ». Notre conscience « présentifie » les moments du temps par un acte qui les arrache au néant.

« Le présent des choses passées, c’est la mémoire ; le présent des choses présentes, c’est l’attention ; le présent des choses futures, c’est l’attente » (Confessions, livre XI, xx). Pour illustrer sa thèse, Augustin développe une image reprise après lui par tous les philosophes qui aborderont la question du temps : l’image de la musique. Quand je m’apprête à chanter un morceau que je connais, je suis au départ tout entier dans l’attente du chant qui va suivre. Au cours de mon chant, mon esprit se livre à une triple opération : d’un côté il est attentif à ce que je suis en train d’interpréter, d’un autre côté il se souvient des strophes que j’ai déjà chantées (c’est le travail de la mémoire) et, enfin, d’un troisième côté, il est dans l’attente de ce qui reste à interpréter. Quand j’ai fini de chanter, il n’y a plus ni attente ni attention. Seule ma mémoire contient le « passé-présent » de ce que j’ai chanté, lequel, sans cette mémoire, aurait sombré entièrement dans le néant.

Mesurer le temps ?

Six siècles environ avant Augustin, Aristote (384-322 av. J.-C.) avait proposé dans sa Physique une définition du temps qui peut apparaître comme opposée à l’approche augustinienne. En affirmant du temps qu’il serait « le nombre du mouvement » (livre IV, 11), Aristote ne donne-t-il pas au temps la réalité objective que lui conteste Augustin ? Le philosophe précise qu’il s’agit du « nombre nombrant », autrement dit de l’acte même de « nombrer », de mesurer, et non pas du résultat de cette opération. En le lisant plus attentivement, on comprend que, si le mouvement est bien la condition de la temporalité, il n’est pas le temps en soi. Il est parfaitement exact que si rien ne bouge aucun temps ne sera perçu par l’esprit. Et si l’on objecte, argumente Aristote, que le temps nous semble continuer à s’écouler devant un paysage absolument immobile, c’est parce qu’alors même que rien ne bouge en dehors de moi, quelque chose continue à se mouvoir en moi : le rythme de ma respiration, les battements de mon cœur, l’attente de mon esprit, etc.

Avec le sens aigu des formules dont il a le secret, Aristote conclut : « Il ne peut y avoir de temps sans l’âme » (Physique, livre IV, 14). Ainsi le philosophe, qui pouvait nous donner l’impression qu’en partant du mouvement il faisait route en direction d’une conception « objective » de la temporalité, se retrouve en fait très proche de ce que développera plus tard Augustin. Comme le montrera le penseur d’Hippone, Aristote fait dépendre le temps d’une action de l’âme. Il serait sans doute anachronique de parler ici de « subjectivité ». Cependant, chez Aristote comme chez Augustin et tous les penseurs qui viendront après eux, le temps n’est pas défini comme une dimension de la nature, mais comme une propriété de l’âme.

C’est ainsi qu’Emmanuel Kant (1724-1804), bien que considérant comme utopique toute connaissance métaphysique – autrement dit toute connaissance dépassant les frontières de ce qu’il nous est possible d’expérimenter –, accorde à Aristote qu’aussi longtemps que nous vivons une instance extérieure au temps doit être présupposée en nous. Kant nomme « je pense » cette instance qu’Aristote appelait « âme ». Et il affirme que « le “je pense” doit pouvoir accompagner toutes mes représentations » (Critique de la raison pure, 1781). Cette faculté de liaison est antérieure et supérieure à toutes nos perceptions, qu’elle organise en les soumettant en particulier à la forme du temps qu’elle contient en elle, sans l’avoir empruntée à l’expérience.

La mémoire construit le temps

Un peu comme le temps, la mémoire semble si aisée à comprendre qu’aucune définition n’en serait nécessaire. Mais que se cache-t-il derrière ce mot rempli de pièges ? Qu’est-ce que la mémoire ? La faculté de « stocker » des données ? Cette image nous est devenue familière, avec l’évocation des data emmagasinées dans de gigantesques fermes informatiques remplies de milliers d’ordinateurs. Ou bien, est-ce la faculté de se remémorer, autrement dit de faire réapparaître dans la conscience présente un souvenir enfoui ? Ou encore la faculté d’inscrire, quelque part dans l’esprit ou dans le cerveau, un moment vécu afin de pouvoir le faire ressurgir lorsque nous le déciderons ?

Henri Bergson (1859-1941) a été à la notion de mémoire ce qu’Augustin fut à celle de temps, et présenter ses thèses s’impose de la même manière. Bien avant la naissance de l’informatique, il a formellement contesté l’hypothèse selon laquelle la mémoire ne serait que la faculté d’enregistrer des données sur un « registre » (et donc aussi dans un ordinateur…). Nous avons bien entendu la possibilité d’apprendre un texte par cœur, de le « mémoriser ». Mais supposons que j’occupe un dimanche après-midi à apprendre par cœur un poème que je dois réciter en classe le lendemain. Sans m’en rendre compte, j’effectue alors deux opérations très distinctes. La première relève de la « mémoire-habitude » : il s’agit de rendre quasiment automatique la récitation du poème, de la même façon que je suis parvenu à rendre mécaniques quantité de gestes lors des apprentissages de mon enfance. Non seulement cet acte ne relève pas de la « mémoire » au sens le plus pur du terme, mais chacun a fait l’expérience de la gêne que peut occasionner celle-ci dans cette affaire : si, le lundi venu, au moment où je vais réciter mon poème, un souvenir de ce qui s’est passé le dimanche après-midi surgit dans ma conscience, il va perturber celle-ci et rendre médiocre ma performance.

Une autre expérience se déroule donc en ce dimanche après-midi, qui ne relève nullement de la volonté. Je me souviendrai très longtemps, et peut-être jusqu’à la fin de mes jours, des difficultés que j’ai eues à mémoriser ce poème, de la lassitude qui s’est emparée de moi à un moment donné, de la pause que j’ai effectuée pour écouter un air de musique qui m’est cher. Tout cela relève, nous dit Bergson dans son livre Matière et mémoire (1896), de la « mémoire pure ». Nos mots, répète Bergson, sont des « vêtements trop larges » qui identifient de façon erronée des réalités profondément différentes.

L’expérience du temps

Ce que Bergson dénomme le « temps de l’horloge » est discontinu, et de ce fait infiniment divisible. Les astrophysiciens décrivaient il y a plus de quarante ans Les Trois Premières Minutes de l’Univers (titre d’un ouvrage publié en 1976 par le théoricien américain Steven Weinberg) ; ils ont depuis mis en équations les premiers milliardièmes de seconde ayant suivi le big bang. À l’inverse, la « durée » vécue par la conscience est continue, homogène, indécomposable. Elle n’est pas « un instant qui remplace un instant », mais bien cette dimension intime au sein de laquelle s’inscrit la totalité de notre vécu. Elle est « le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant » (Bergson, L’Évolution créatrice, 1907). Telle une boule de neige qui ne cesse de grossir en roulant le long d’une pente sans perdre la moindre parcelle de ce qu’elle a amassé au cours de sa descente, notre durée, inséparable de notre mémoire pure, accumule un passé qui « nous suit à chaque instant : tout ce que nous avons senti, pensé, voulu, depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui va s’y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors » (ibidem).

L’irréversible

Parce que rien n’est définitivement effacé, parce que notre passé est là tout entier, il nous est impossible de traverser deux fois le même état, de revivre deux fois le même événement. Même si nous disposions d’une machine à voyager dans le temps, la période de notre passé que nous pourrions être amenés à revivre serait nécessairement différente de celle que nous avons vécue la première fois, tout simplement parce que cette première fois demeure inscrite au fond de nous et modifierait nécessairement l’expérience bis. Et, à supposer que ce moment ne fasse plus partie de nos souvenirs conscients, il ne s’est pas volatilisé pour autant. « Nous pourrions, à la rigueur, rayer ce souvenir de notre intelligence, mais non pas de notre volonté » (ibidem).

Contrairement à l’espace, dimension réversible qui nous permet de revenir en arrière quand nous le désirons, le temps irréversible désespère l’être humain. D’où un ressentiment, souvent suivi de révolte, contre le « il y avait ». « “Ce fut” : c’est ainsi que s’appelle le grincement de dents et la plus solitaire affliction de la volonté […] La volonté ne peut pas vouloir en arrière […] telle est la plus solitaire affliction de la volonté », résume Friedrich Nietzsche (1844-1900) dans le chapitre « De la rédemption » d’Ainsi parlait Zarathoustra.

Pour se venger du temps irréversible, l’esprit humain prive d’existence réelle tout ce qui existe au sein de la temporalité. Il imagine une autre dimension, il construit des « arrière-mondes » éternels qui échappent à l’emprise destructrice du temps. Ces mondes intemporels rendent dérisoire et quasi inexistant le monde de notre existence temporelle, seule dimension dont nous fassions l’expérience tout au long de notre vie. Mais combattre ainsi le temps, n’est-ce pas une entreprise condamnée d’avance à l’échec ?

Le temps de l’âme

Revenons à Aristote et à sa définition du temps comme « nombre du mouvement » en complétant notre analyse initiale. Pour que le mouvement soit mesuré, une condition métaphysique s’impose : l’existence pour ainsi dire intemporelle de l’âme qui effectue cette mesure. Si l’âme mesurante se mouvait en même temps que le mouvement, non seulement il n’y aurait aucune mesure possible du mouvement, mais il n’existerait même pas une perception du mouvement en tant que tel.

Le réalisme aristotélicien n’a donc plus besoin des preuves subtiles de l’immortalité de l’âme forgées par son maître Platon (env. 428-348 av. J.-C.), qui avait multiplié, en particulier dans son dialogue du Phédon, des arguments qui annoncent toute la théologie chrétienne. Il suffit à Aristote de montrer que l’homme ne peut exister dans le temps que parce que tout en lui n’est pas inscrit dans le temps. Le temps n’existe pour l’homme que parce que l’homme possède en lui une part étrangère à la temporalité, une part d’éternité. En reliant, par une logique aussi indiscutable, temps et éternité, Aristote, mieux que son maître Platon, ouvre le chemin qu’emprunteront tour à tour quelques-uns des plus grands penseurs de notre civilisation.

— Philippe GRANAROLO

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Pour citer cet article

Philippe GRANAROLO. TEMPS / MÉMOIRE (notions de base) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis [s.d.]. Disponible sur : (consulté le )